Regards croisés sur le patrimoine

Conservateurs-Restaurateurs : ni artistes, ni artisans. Qui sont-ils alors ?

Par Maxime Griveau, le 29/07/2021

« La falsification des monuments de pierre n’est guère plus excusable que celle des monuments écrits. La main qui les restaure n’a pas le droit d’en dénaturer le texte ». Dès 1874, Anatole Leroy-Beaulieu, historien français, mettait au jour l’un des problèmes majeurs de la restauration : l’amalgame avec les métiers d’art et de l’artisanat. Revenons ensemble dans cet article sur le métier de conservateur-restaurateur et sur la raison de l’amalgame qui, nous le verrons, n’est pas sans conséquences.

Pourquoi restaurer : la notion de bien culturel

Il est certain que la consistance physique des biens culturels est importante, même essentielle : sans elle, ils n’existent pas. Mais les biens culturels ne sont pas comme des chaussures dont le cordonnier pourra recoudre des parties, ils ont aussi une existence non tangible, mais essentielle : ils sont témoins d’une époque et l’incarnent. On peut remplacer le cuir d’une chaussure sans que celle-ci ne perde son usage, car il n’est que purement matériel. En revanche, on ne peut pas remplacer un bien culturel, car son existence véhicule des sentiments, une époque, une culture.

 

Mais il ne faut pas voir les biens culturels uniquement comme des archives d’un autre temps, les nouvelles générations les utilisent, s’en inspirent pour créer : à l’image des œuvres de l’antiquité classique dont les thèmes ont été repris depuis la Renaissance. Pourquoi Bernin représente-t-il Apollon et Daphné en plein XVIIe siècle pour un cardinal ? C’est bien parce que les représentations que véhiculent les biens culturels sont intemporelles. Il faut donc bien que la restauration prenne à la fois en compte la matérialité de l’objet, mais aussi la charge émotionnelle et symbolique que ce dernier véhicule. C’est donc logiquement que la réversibilité de l’acte de restauration est essentielle, ce dernier prend lui aussi place à une époque précise et dans un contexte précis : l’objectivité n’existe pas, il faut donc pouvoir toujours modifier ce qui a été fait précédemment. [1] Pour que cela soit possible, le conservateur-restaurateur, en tant que spécialiste des opérations à mener,  travaille de concert avec les autres corps scientifiques ayant la charge des analyses matérielles et des analyses iconographiques et historiques, afin de respecter la matérialité de l’objet. Pour prendre en compte la « charge émotionnelle » de l’objet, il est indispensable  de collaborer avec historiens et spécialistes du bien culturel à traiter. La restauration est donc à la fois un processus scientifique, technique et philosophique, mais cela n’a pas toujours été le cas ; il nous faudra donc comprendre l’histoire de la définition actuelle de la profession pour la cerner convenablement.

Historique et définition de la profession

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Apollon et Daphné, le Bernin, 1622-1625.

Loin d’être une préoccupation purement contemporaine, la restauration a une histoire longue et riche, le concept a beaucoup évolué et il convient de suivre le fil des évolutions pour comprendre les problématiques actuelles. Dès l’antiquité, si le terme de restauration n’est pas défini, on en voit apparaître les prémices. On enduit ainsi les statues cultuelles d’huile et de cire afin d’en conserver le marbre : non seulement pour assurer la conservation physique de l’objet cultuel, mais aussi pour conserver le pouvoir divin de la statue. Ce sont là les prémices de la restauration : conserver l’objet, mais aussi sa signification.

 

Au Moyen Âge, on se contente plutôt de réparations fonctionnelles des objets liturgiques même si dans de rares cas on décide de « remettre au goût du jour » des peintures plus anciennes pour « mieux servir Dieu ».

 

La Renaissance est indéniablement l’époque où les objets antiques sont le plus prisés, les riches commanditaires n’hésitent alors pas à commander à leurs artistes de « restaurer » complètement les statues par l’ajout de bras, de doigts, etc. Le célèbre groupe du Laocoon est un bon exemple de cette pratique, où l’on se permet de transformer plutôt que de restaurer : les spécialistes se sont rendus compte dans les années 1970 que le restaurateur (un élève de Michel Ange) avait ajouté un bras droit levé, car ce dernier correspondait plus au style « maniériste » de l’époque que le bras replié original.

 

Entre les XVIIe et XVIIIe siècles, les pratiques commencées à la Renaissance perdurent, mais certains artistes commencent à s’en émouvoir, plus pour les qualités graphiques de l’œuvre restaurée que pour son intégrité il est vrai. Ainsi, le sculpteur Orfeo Boselli écrit dans les années 1650 que « la restauration ne peut être le fruit d’un médiocre ingénieur et exige une bonne connaissance de l’antiquité afin de ne pas faire de fautes de style ».

 

De la fin du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle un tournant intervient notamment à Rome où le développement de l’archéologie accroît considérablement le nombre d’objets à restaurer. S’affrontent alors deux camps : les tenants d’une restauration conservative qui préfèrent stabiliser les objets en les laissant incomplets ; et les tenants d’une restauration intégrative qui préfèrent compléter les objets. Pendant toute cette période, aucune des deux écoles ne parviendra à s’imposer.

 

La période suivante, entre le XIXe et le premier tiers du XXe, sera décisive dans la construction de la discipline, les progrès scientifiques y auront un rôle primordial. On y observe les premiers détachements de fresques (transpositions), on écrit nombre de traités sur la manière de restaurer. La chimie, alors en plein développement, joue un rôle primordial dans la compréhension des composants des biens culturels. C’est aussi l’époque de l’invention des rayons X (1896) qui sont appliqués tout juste un an après leur création à une peinture. Mais philosophiquement, le débat fait toujours rage entre les deux « écoles » de la restauration ; Viollet le Duc écrit par exemple que restaurer “c’est rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné”. D’un autre côté, l’essayiste anglais John Ruskin vante ‘le charme et l’authenticité de l’architecture à laquelle on n’a jamais touché’.

 

Notre vision actuelle de la restauration prend sa source dans les années 1930 ; on prend alors conscience de notions fondamentales telles que la primauté de la prévention sur l’intervention et l’importance de l’interdisciplinarité. Cesare Brandi qualifie alors la restauration de cosa mentale, « chose mentale ». Pour lui, restaurer c’est faire peu pour garder une trace de l’histoire de l’objet, mais faire assez pour permettre la lecture de ce dernier. C’est au cours du XXe siècle que la profession est définie. En 1993 la Confédération européenne des organisations de conservateurs-restaurateurs (E.C.C.O) en donne la définition suivante :

Lacoon-main-tendue
Le Laocoon, tel que restauré au XVIe siècle : avec le bras tendu (nous sommes alors en pleine époque maniériste).
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Le Laocoon, tel que restauré de nos jours : il a retrouvé son bras d'origine à la suite d'une découverte archéologique fortuite.

« Le Conservateur-Restaurateur contribue à la compréhension des biens culturels dans le respect de leur signification esthétique et historique et de leur intégrité physique. »

Tout est dit. Le conservateur-restaurateur est bien distingué de l’artiste qui embellit l’objet et de l’artisan qui le répare. Il a pour charge de préserver et de conserver les biens culturels.

 

Suite logique de cette définition, l’E.C.C.O propose un code de déontologie de la profession que nous allons tenter de résumer en une liste de devoirs. Dans le cadre de son métier donc, le conservateur-restaurateur doit :

  • Exercer dans le respect des lois et en toute liberté et indépendance
  • Respecter la signification esthétique, historique et l’intégrité physique des biens culturels dont il a la charge. Il doit aussi prendre en compte leurs exigences d’utilisation sociale (lieu d’exposition, de conservation, etc.)
  • Limiter son intervention au strict nécessaire et faire en sorte de la pérenniser dans le temps (conservation préventive)
  • Utiliser des produits qui ne nuiront pas aux biens culturels, à l’environnement et aux personnes et qui sont facilement réversibles
  • Documenter son travail et toutes ses interventions
  • Chercher à enrichir ses connaissances et ses compétences
  • Contacter historiens et spécialistes dans le cadre de son travail
  • Informer les propriétaires des biens culturels si l’utilisation sociale de l’objet est incompatible avec sa conservation
  • Se tenir à une discrétion professionnelle de rigueur
  • Travailler activement à s’opposer au commerce illicite de biens culturels.

L’application du code de déontologie à un cas concret

Trêve de textes juridiques, maintenant qu’on sait ce qu’est ou n’est pas un conservateur-restaurateur, mais aussi comment il doit travailler. Il convient de prendre un exemple pour illustrer tout cela, tout en sachant bien sûr que chaque bien culturel est unique. Un exemple permettra de voir comment, pour chaque bien culturel, le conservateur-restaurateur applique le code d’éthique et de déontologie.

 

Évoquons ensemble le portrait de Charles Harrouys, maire de Nantes de 1588 à 1589. Le tableau a été lacéré pendant la Révolution en application de la loi du 24 octobre 1793 (3 brumaire an II), car il portait des symboles aristocratiques. Afin de pérenniser l’œuvre, elle a été rentoilée (on a renforcé la toile lacérée par une nouvelle toile au revers), mais le conservateur-restaurateur, en concertation avec le conservateur ayant le contrôle technique et scientifique de la collection, a fait le choix de ne pas occulter les lacérations aux yeux du public par le biais d’une réintégration esthétique. Ainsi, les lacérations sont stabilisées par le traitement d’un support et la pose d’un enduit au niveau des lacunes, mais restent discernables lorsqu’on est devant l’œuvre au château des ducs de Bretagne, musée d’histoire de la ville de Nantes. Non seulement le protocole de conservation-restauration a pris en compte la signification esthétique, historique et l’intégrité physique du bien culturel, mais, en plus, il a pris en compte le contexte d’utilisation sociale, c’est-à-dire le contexte dans lequel l’œuvre est exposée. Si le tableau avait été exposé dans un musée des beaux-arts, le choix aurait peut-être été de ne pas laisser les lacérations visibles. Mais comme il s’agit d’un musée d’histoire, le choix a été fait, en toute indépendance mais de concert avec spécialistes et conservateurs, de laisser visible l’histoire de l’objet comme témoin de celle de la ville de Nantes. C’est en cela que le choix de présentation esthétique d’un objet constitue un acte muséographique. Évidemment, ce choix n’est pas définitif, c’est pourquoi tout travail réalisé doit être totalement réversible.

 


1. Kiriaki Tsesmeloglou, conservatrice-restauratrice d’œuvres peintes

2. Bertrand Guillet, conservateur-directeur des Ducs de Bretagne

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Portrait de Charles Harrouys après restauration par Kiriaki Tsesmeloglou.

Quand la langue en dit long, le problème que pose l’amalgame avec les métiers d’art

Venons-en à l’objet de l’article, à savoir l’amalgame entre métiers d’art et restauration qui pose, chaque jour, un dilemme très concret, posé par le philosophe Pierre Leveau participant aux travaux de reconnaissance du statut de conservateur-restaurateur au ministère de la culture : les conservateurs-restaurateurs doivent-ils facturer la prestation intellectuelle pour respecter la déontologie ou bien ne plus la facturer pour rester compétitifs ?

 

Conséquence de cette problématique : les conservateurs-restaurateurs ne sont pas forcément reconnus par tous les gestionnaires de collections (sauf les musées de France qui appliquent la loi “Musée”) pour de “petites tâches”, car ces derniers jugent qu’il n’est pas nécessaire de faire appel à des gens diplômés au plus haut niveau (INP, école de Tours, Sorbonne, Avignon, etc.) pour de simples prestations. C’est un problème très ancien : si les conservateurs-restaurateurs sont formés de façon universitaire et théorique, ils sont « jugés » comme pas suffisamment manuels ; s’ils ne se forment qu’aux gestes manuels, ils ne sont plus considérés comme des partenaires scientifiques dignes de confiance.

 

C’est ce dilemme qui crée une frontière poreuse entre conservateurs-restaurateurs et métiers d’art. Au XIXe siècle, les restaurations étaient commanditées à des artistes qui rénovaient les œuvres plutôt que de les conserver, ce qui fut source de nombreuses polémiques. De nos jours, ces restaurateurs ont perdu toute crédibilité quant à la véracité de leurs restaurations ; qui sont jugés fantaisistes. Les exemples ne manquent pas pour évoquer les restaurations de cette époque. Prenons la cité de Carcassonne pour illustrer notre propos. L’imposante cité médiévale, classée au patrimoine mondial de l’humanité, a été restaurée par Viollet le Duc. Pour empêcher le monument de tomber en ruine, il a décidé de démolir pour reconstruire à neuf certaines parties, mais la reconstruction l’a été dans un état ‘fantasmé’ par l’architecte. Le choix a été fait, par exemple, de construire des toitures en ardoise, typiques du nord de la France.

 

Depuis cette époque, un long processus de rationalisation et de définition de la profession s’est mis en place ; avec comme acmé la création de la charte de déontologie déjà mentionnée. Le problème qui se pose actuellement est une mauvaise reconnaissance de la profession et de l’expertise spécifique qu’elle requiert. Il faut aussi préciser qu’une grande partie du montant facturé pour une restauration (65 %) correspond aux charges. Voilà pourquoi confondre conservateurs-restaurateurs et métiers d’arts pose un souci réel : le niveau d’étude diffère ; les conservateurs-restaurateurs ayant des aptitudes scientifiques et techniques peuvent concevoir un protocole de traitement basé sur un code de déontologie ; là où les artisans/artistes n’ont pas ces aptitudes : faute de formation adéquate, ce qui rend leur pratique totalement empirique avec tous les risques que tout cela peut engendrer.

 

L’E.C.C.O propose un schéma qui montre tout le processus de restauration et les aptitudes requises à chaque étape de ce dernier afin de comprendre quel est le travail de chacun des acteurs impliqués dans une restauration, discipline ô combien interdisciplinaire ! Il permet de comprendre que la relation entre les différentes disciplines n’est pas celle de deux concurrents, mais bien de deux alliés dévoués au même objectif : pérenniser un bien culturel.

 

3. Loi publiée en 2002 qui stipule que seuls les conservateurs-restaurateurs diplômés des quatre grandes écoles (Avignon, Tours, INP, Paris I) sont habilités à travailler sur les collections des Musées labellisés Musées de France (https://ffcr.fr/files/pdf%20permanent/fiche13.pdf)

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Cet article est écrit dans le but de les différencier de la profession de la conservation-restauration, qu’il faut préserver : pas uniquement pour les conservateurs-restaurateurs mais aussi, et surtout, pour le patrimoine.

 

Concluons en écrivant que depuis plusieurs années, la FFCR (au niveau français) et l’E.C.C.O (au niveau européen) œuvrent pour que la profession obtienne un statut propre en évitant les amalgames et confusions actuels. Ces actions sont menées avec un seul objectif en tête : la sauvegarde de l’intégrité — matérielle et immatérielle — des objets patrimoniaux.

Bibliographie

BERGEON LANGLE Ségolène, BRUNEL Georges, “La restauration des œuvres d’art, vade mecum en quelques mots”, Hermann [coll. La nature de l’œuvre], Paris, 2014, 461 p.

E.C.C.O (confédération européenne des organisations de conservateurs-restaurateurs), “Compétences requises pour l’accès à la profession de conservateur-restaurateur”, 2013, traduction française : Fédération française des conservateurs-restaurateurs (FFCR)

LEVEAU Pierre, “Sapere Aude : une défense de l’enseignement de la conservation-restauration au XXIe siècle”, Éthique et humeur n°35, 2018, 10 p.

POIRIER Morgane, “La notion de réversibilité en conservation-restauration”, Varia, 27/02/2014, 14p.

E.C.C.O, “La profession de conservateur-restaurateur, code d’éthique et de formation”, 7 p., in FFCr.fr, consulté le 22/07/2021.

ICOM (conseil international des musées), “Le conservateur-restaurateur, une définition de la profession”, 1984, 4p. in FFCr.fr, consulté le 22/07/2021.

Illustrations de l’article

 

Image de Claire le Goff de l’atelier Claire le Goff

Wikimedia :

Apollon et Daphné : https://fr.wikipedia.org/wiki/Apollon_et_Daphn%C3%A9_(Le_Bernin)

Laocoon : https://en.wikipedia.org/wiki/File:Laocoon_Pio-Clementino_Inv1059-1064-1067.jpg

Château des Ducs de Bretagne

E.C.C.O

Remerciements

 

Je remercie en premier lieu Kiriaki Tsesmeloglou, conservatrice-restauratrice et déléguée régionale de la FFCR, pour m’avoir aiguillé tout au long de l’écriture de l’article vers les bonnes ressources et les bons interlocuteurs ainsi que pour m’avoir soufflé l’idée même de l’écriture de l’article.

Mes remerciements vont aussi à  l’E.C.C.O et en particulier Tânia Teixeira pour m’avoir donné l’autorisation d’utiliser leur “carte des savoirs et aptitudes pour le niveau 7” et l’envoi du document en bonne résolution pour diffusion.

Ensuite, je remercie le château des ducs de Bretagne, et en particulier Krystel Gualdé et Bertrand Guillet pour m’avoir autorisé à utiliser le tableau de Charles Harrouys comme exemple ainsi que pour me l’avoir fait parvenir en résolution élevée pour diffusion.

Enfin, je remercie, Claire Le Goff de m’avoir autorisé à réutiliser les images de la restauration du tableau de Saint Jérôme, conservé à Saint-Mars-la-Jaille.